Reprendre le travail en ajoutant les gestes-barrière, cela va être nécessaire. Mais si on en oublie comment se fait le travail réellement, en pensant solution tout de suite sans passer par un minimum d’analyse du travail, on court droit à la catastrophe, par exemple sur le risque de Troubles Musculo-Squelettiques.
Ce matin, j’ai malencontreusement ouvert mes mails en plein milieu d’une réflexion … et je suis tombée sur quelque chose qui m’a décidée à écrire cet article, là, en rapide, et à devoir remettre à plus tard ce que je voulais faire ce matin.
Cette chose, la voici.
Le poste de conditionnement « covid-ready »
Vous voyez ? C’est une pub. Jusque là, ok, on en reçoit plein.
Mais celle-ci, elle m’interroge assez pour préférer vous en parler que faire ce que j’avais prévu (eh oui, rappelez-vous, c’est ça le travail en grande partie : gérer l’imprévu, les aléas, et comment on en fait quelque chose de constructif ! – ou pas!).
Il s’agit d’une ligne de production agro-alimentaire, visiblement, les 2 personnes sont au conditionnement des salades. Normalement ce doit aussi être un poste de tri, je suppose, parce qu’en général à cette étape on regarde aussi ce qui passe et on jette ce qui n’est pas bon : cela dit, là où on jette les salades, cela ne se voit pas sur le dessin, ils ont dû oublier cet élément… bref, passons là-dessus, mais déjà, pour moi, c’est une première alerte.
La barrière anti-COVID
La publicité qu’on m’envoie, c’est pour les vitres qui sont disposées entre les 2 personnes qui conditionnent les salades.
Effectivement, c’est visuel, on comprend bien.
Un travail en toute sécurité ?
A première vue, on se dit, impeccable, comme ça effectivement les personnes peuvent travailler en étant séparées par une vitre, elles ne risquent pas (tant qu’elles sont dans cette position-là) de se contaminer.
Enfin ça, c’est en théorie.
Mais un travail très… théorique !
Le problème que me pose cette illustration, c’est que visiblement, le concepteur de cette idée pense que ces 2 personnes restent pile au même endroit pendant leur travail.
Mais, une ligne de conditionnement, ça ne ressemble pas à ça, dès qu’on regarde le travail de plus près.
En vrai, il y a un rythme à suivre, et des aléas, tout le temps, comme j’en parlais plus haut, et des petites tâches supplémentaires par moment à intercaler.
Par exemple, il y a trop de salades abîmées parce que le convoyeur au-dessus a eu un problème, parce qu’on a ramassé trop tard pour x raisons, parce que Bertrand a réglé la ligne trop vite et ça écrase tout, bref, le travail n’est jamais constant, parfait, tout le long. Par moments, ça arrive que ça fonctionne en « nominal » un bon moment, cela suffit à produire et être rentable, mais ce n’est pas tout le temps. Il y a toujours un moment où une ligne part « en cacahuète » ou simplement où ça fonctionne « moyen ». Les salades ne sont pas toutes des unités identiques (même si on essaie).
Ou, la caisse où sont conditionnées les salades est pleine, il faut la décaler pour mettre une vide. Oui, c’est 3 secondes, mais 3 secondes sur une ligne où il arrive une salade toutes les secondes, c’est toujours ça à intercaler de plus. Ca fait prendre du retard. Même si ce n’est pas le même opérateur qui le fait, et que par exemple un cariste vient faire le relais des caisses, il peut avoir quelques secondes de retard et il faudra le faire soi-même. Etc. Les variabilités sont légion dans le travail !
Cela, les opérateurs le savent.
Se protéger des TMS (troubles musculo-squelettiques) sur une ligne de conditionnement
Prendre de l’avance
Pour faire face aux aléas qu’il y a toujours, la plus fréquente stratégie (eh oui, les opérateurs ont des stratégies, même s’ils n’arrivent pas toujours à vous les formuler ! 😉 ), c’est de prendre de l’avance, ou en tout cas, essayer.
Prendre de l’avance, parce que, au bout du tapis, le plus souvent, ça tombe, ou ça s’entasse n’importe comment, enfin, bref, ça ne va pas. On ne peut pas laisser la matière aller au bout du tapis. Sinon on prend encore plus de retard à tout remettre bien, il faut même en arrêter la ligne, ce n’est pas gérable au long cours. Ici en effet, sur le schéma, ce n’est pas le cas, on peut laisser aller les salades visiblement (je n’ai pas été voir de ligne de salades en vrai, pour être capable de vous dire si c’est un fonctionnement qui va effectivement bien, ou pas). Mais, en tout cas, il ne faut pas laisser partir une mauvaise salade. Sur ce type de poste, il y a toujours une notion de contrôle opérateur, qu’elle soit prescrite, ou pas.
Honnêtement, s’il n’y avait aucun contrôle à faire là, vu que les salades filent toutes seules dans leur caisse.. je ne m’expliquerais pas trop la présence de 2 opérateurs simultanée (or, on discute d’une barrière pour les séparer, le sujet, c’est donc bien la co-activité sur une ligne). L’entreprise ne va pas payer 2 personnes à regarder passer les salades.
Prendre de l’avance signifie donc, concrètement, remonter vers le début du tapis, autant que possible. Plus on remonte, plus on a de temps pour gérer la matière dont on s’occupe. Vérifier dans le même coup d’oeil, l’état de la salade, si elle est correcte ou non, si ça vaut le coup de la garder ou de la jeter (tri pas évident d’ailleurs, et qui demande un vrai apprentissage du coup d’oeil).
Vous commencez à me suivre ?
Comment peut-on remonter sur le tapis avec les barrières ?
Ah oui, je ne vous ai pas dit. En quoi cela protège des TMS ? Parce que plus on fera le travail sous contrainte de temps, plus le risque augmente. Ce n’est pas que la posture, l’angle des bras, etc. C’est encore plus ne pas pouvoir réguler son rythme, et se précipiter.
Réguler l’activité à deux
Une autre stratégie, c’est de coopérer, se réguler ensemble. C’est une stratégie très forte. Qui peut faire qu’en fait, le travail en vrai ne ressemble pas du tout à ce qui était prévu sur la ligne.
Ca, c’est du vécu, je l’ai vu sur du conditionnement alimentaire. Sur une ligne avec 2 postes prévus côte à côte, pour que chacun remplisse son seau sur la ligne, chacun avait un poste. Et en fait… un seul servait ! Les 2 opératrices étaient autour du même poste, du coup, pas du tout configuré et orienté pour deux. Mais, même comme ça, elles préféraient.
Parce que à 2, on peut varier les gestes, se réguler en fonction de la fatigue de chacun. A faire la même chose et exactement le même geste plusieurs heures de suite, on fatigue toujours les mêmes muscles, c’est ce qui se serait passé à travailler à 1 sur chaque poste. A deux, on travaille aussi vite, mais on alterne. Un qui remplit, un qui pousse le seau, ou qui pèse… il y a beaucoup de variantes, mais justement, la rotation se fait « automatiquemen » en coopération – à supposer évidemment qu’on laisse les conditions de coopération se faire, la bonne entente sur la ligne, sans perturber ça par des systèmes de primes inappropriées.
Là, sur cette ligne desssinée, on peut imaginer qu’il y ait des formes de coopération possibles. Lesquelles exactement, je ne sais pas, il faudrait aller voir en vrai; mais par expérience, je sais juste qu’il y a de grandes chances qu’il y en ait, parce que c’est du travail sous contrainte de temps, répétitif, avec tous les critères pour faire des TMS. Donc, toutes les chances que les opérateurs cherchent toutes les astuces pour maintenir la production, et les cadences demandées, tout en mettant en oeuvre des « savoir-faire de prudence », c’est-à-dire des façons de se protéger, tout seul, et dans la coopération avec le collègue.
Du coup, vous imaginez bien qu’avec la vitre entre deux, s’ils ont besoin de remonter tous les 2 sur l’amont du tapis, ou de faire des gestes complémentaires… ça va être compliqué.
Se protéger des TMS même avec le COVID
Oui mais et le COVID, me direz-vous ? Qu’est-ce qu’on en fait ?
On ne peut pas choisir entre les TMS et le COVID. Les 2 sont des risques. Il ne faut juste pas oublier le premier, qui était déjà là depuis longtemps, à cause du 2e.
Le problème des TMS, c’est qu’ils ne sont pas non plus visibles dans l’immédiat. Pas forcément pris en compte, du tout, de base, par les concepteurs de lignes (désolée), en tout cas, pas jusqu’à ces dimensions d’organisation fine de l’activité.
Souvent, les machines, lignes, sont conçues selon une idée que le concepteur se fait du travail, nous l’appelons l’activité « refroidie », ou, le travail prescrit. On demande juste aux gens de vérifier les salades. On peut bien les mettre côte à côte avec une vitre ?
Mais juste vérifier les salades, sans développer de TMS (ce ne serait pas une bonne idée non plus, on est d’accord ?), c’est plus compliqué que ça.
Donc si on veut que les opérateurs puissent garder leurs stratégies de protection (pour ne pas faire exploser les TMS d’un coup !) et les protéger du COVID, il faut surtout repenser complètement le travail, et pas juste ajouter une protection comme ça.
Peut-être qu’il faut regarder pour rendre le travail faisable à 1. Ou allonger le tapis pour avoir assez de place chacun pour remonter assez. Ou voir comment les coopérations sont faites pour l’instant et comment on peut faire, en mode gestes-barrière, pour ne pas augmenter le risque TMS et coopérer quand même, autrement ?
Enfin, c’est toujours la même chose, il faut penser le travail dans son ensemble, et pas une toute petite partie à la fois, parce que ce n’est pas possible, c’est un système : si vous touchez un bout, tout bouge ! En ne regardant qu’une petite partie, on peut totalement dégrader autre chose.
Et là, sur ce dessin, c’est déjà visible et prévisible…
Quand je vous disais, que pour la mise en place de nouvelles organisations avec les gestes barrière, cela me paraissait poser beaucoup de questions, en voilà l’exemple.